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Antéchrist

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Ça y est, c’est fait : j’ai dompté le Mal. Cela dit, où ai-je bien pu mettre ce papier…

 

                C’était à peu près hier. Le temps n’était déjà plus beau, ainsi me contentais-je de ressasser, blême, les malheurs qui m’avaient dans leur froide cruauté privé du sommeil et de ses bienfaits. Comme lorsqu’il me faut chasser ces vilaines insomnies, je me tenais alors droit, l’écran de la télévision rivé sur mes yeux, miroirs tristes et aqueux reflétant dans leur morose éclat les images de ce que cent mille brigands n’auraient su convoiter : une vie. Insipide, grimé par le mal-être et ses parures d’ébène, je décidai dans d’abominables soupirs d’aller imiter les morts. Imaginez donc cet état d’esprit bien connu de tous, celui naissant quelques heures à peine après l’ennui, rusé au point que souvent il parvient à nous faire haïr ou presque tout ce qui nous entoure… Celui-là même me tenait la jambe ce jour-ci, hier disais-je, si bien qu’aucune expression d’effroi ne déforma mes traits lorsque j’aperçus, le pas de la porte de ma chambre à coucher franchi, l’ombre imposante d’un grand monstre cornu.

                Ce dernier, visiblement pris dans d’importantes recherches, cessa à ma vue de retourner mon futon pour m’accueillir d’exquises paroles choisies avec soin. Il finit par se présenter comme étant le Diable – « le diable dites-vous ! Et en personne ? » – et m’assura qu’aucune blessure ne serait à craindre aussi longtemps que je me cantonnerais à la compréhension de sa requête. Je décelai là le premier indice m’indiquant qu’un coup était à jouer : il avait besoin de mes services.

S’en suivit l’exposé du problème : le pauvre avait, par mégarde, égaré son cœur plusieurs millénaires auparavant, sans qu’il ne pût donner avec certitude d’autres précisions sur sa localisation que « dans les environs ». Interloqué devant l’ubuesque nature des troubles de l’entité, je pris tout de-même la peine de me dire qu’il s’agissait là d’un organe plus qu’essentiel pour le commun des mortels. Peut-être en était-il de même pour celui des immortels.

                     Enorgueilli par ma position, je me lançai pour de bon dans l’élaboration d’ingénieux desseins pour tirer le meilleur de la situation. J’en vins à me remémorer les larmes amères de Fe ma femme lorsque submergée par l’émotion, elle s’était emparée de son veston et de ses bagages pour me laisser pantois devant ma solitude toute neuve. Entendons bien que je ne me sentais guère moins seul avant son départ, seulement capable d’effleurer du doigt les bribes d’humanité qu’elle laissait voleter autour d’elle. Je me souvins également qu’à cet instant où elle m’avait quitté, je m’étais rappelé les yeux bouillants de déception et d’une sévère rage de Fe mes parents, me jetant tel le linge trop usé aux mains de la rue et de ce qu’elle engendre de pire. Puis les frissons me prirent lorsque je repensai, comme à l’époque du froid et de la faim, au ton garni de dégout de Fe ma sœur s’approchant de moi pour dans un souffle m’accabler des pires horreurs dont une seule avait su me toucher en plein cœur : « monstre ».

                    Face au constat d’un tel chaos dans mon parcours de la vie, il n’était point nécessaire d’épiloguer sur le sujet : mon propre organe vital n’était pour ainsi  dire plus mis à contribution depuis bien longtemps. Il ne faisait plus qu’être là, pourrissant ou mûrissant – qui saurait le dire ? – dans son antre étroit et vétuste, se languissant des doux regards et des effleurements romantiques, sans cesse prêt à battre mais à jamais endormi, et pourtant toujours aussi réceptif qu’autrefois aux épreuves et aux maux… Puisqu’il m’était donné l’occasion de me délester d’un tel encombrement, je sautai sur l’opportunité pour en faire ma monnaie d’échange.

                     M’attelant à trouver la bonne formulation pour proposer mon offre, je m’imaginais déjà le statut de héros qui sans un doute me serait accordé quand le monde apprendrait les détails de mon coup d’éclat. Je serais bientôt le pourfendeur du mal, celui capable de changer son incarnation en homme. Que moi-même par mes termes provoquasse ou non le phénomène, il était certain qu’obtenir un cœur après tant de temps sans en gouter la saveur impacterait l’esprit du maître des enfers au point qu’il ne serait plus en mesure de mener à bien ses entreprises. Peut-être même ces dernières n’étaient-elles qu’un passe-temps en attendant de recouvrer son humanité.

                   Je me sentis puissant en lui annonçant la donne : le prix pour mon cœur serait de le voir jusqu’à sa fin dévoué au bien ou du moins à l’absence de mal. Il me mira dubitatif, sa gêne transpirant au travers de ses « C’est que tu me prends au dépourvu ! » ou des « Quel négociateur ! » Et c’est après plusieurs minutes de réflexion et quelques questions pour le moins saugrenues – « Quelle est la durée de vie d’un cœur humain ? » – qu’il se résolut à donner suite à notre marché.

Fort de ma victoire imminente, j’empoignai une feuille de papier pour y noter tous les détails de notre accord tout fraîchement conclu. Je passai outre ses recommandations pour l’exhorter à parapher la page afin que mon œuvre fût complète. Trépignant, je me dressai face à lui, fermant les yeux dans une appréhension à peine vivace, afin qu’il récupérât son dû.

                  En y repensant aujourd’hui, je ne suis toujours pas certain de savoir si cela fut douloureux : mon ressenti sur la question reste aussi vague si ce n’est plus qu’il ne l’était durant ces quelques secondes où mon corps fut la proie offerte au Démon. Mes yeux rouverts, je crus voir le monde pour la toute première fois. La différence avec ma venue au monde était pourtant de taille : rien de ce que je pouvais mirer ne savait me procurer la moindre émotion, le moindre sourcillement, la moindre pensée. Je ne savais déjà plus ce que signifiaient les valeurs rares et « bénéfiques » que les hommes s’entêtent à louer, même si des traces de leur sens restaient figées comme dans la cendre, fossiles écrasés sous une atmosphère de plomb.

Je ne daignai pas saluer le Diable et m’affalai lascivement sur ma couche pour ne plus en quitter les draps. Il n’y avait plus rien à faire d’autre qu’attendre. Quant à savoir quoi, la réponse se ferait d’elle-même connaître tôt, tard ou jamais.

                     L’autre me voyant dans un état limbesque s’octroya le droit de commenter ma situation. Visiblement ravi – « Je suis on ne peut plus ravi ! » – de sa condition, il m’annonça solennellement que je serais acteur de son premier acte de bonté. Il évoqua de nouveau les conseils qu’il avait auparavant tenté de me faire parvenir sans que j’en prisse note, se targuant de ne pouvoir les garder pour lui puisque son omission  irait à l’encontre de sa nouvelle mission. Ainsi m’assaillit-il du plus mielleux des discours pour me prouver son empathie et m’assurer qu’il saisissait l’étendue du vide en moi. Charmé tel un serpent, j’écoutai sans trop le vouloir le soliloque de la bête, attendant qu’il n’en vînt à révéler l’existence d’un remède. «  Il se trouve justement que je connais le passe-temps idéal pour sortir de ce néant ! ».

 

Je me dis qu’il n’y aurait pas de mal à écouter ses suggestions…

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